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mardi 21 juin 2011

Il n’y a plus d’opposition chez nous… C’est seulement la faim, monsieur, la faim qui vous dévore…


D'Hamid Skif (écrivain, poète et journaliste algérien né à Oran le 21 mars 1951et mort à Hambourg le 18 mars 2011), un paragraphe écrit avant 2006 mais qui prend tout son relief à la lumière des événements récents. Le protagoniste est un ex-chômeur qui vit en situation « irrégulière » en France, caché dans une chambre de bonne pour échapper aux contrôles policiers. Il imagine ce qu’il dirait aux autorités s’il était arrêté : 

[C]’est la faim qui m’a amené dans votre pays et s’il se trouvait un autre pays pour m’éviter de mourir de faim, je m’y rendrais volontiers tout de suite, mais ne croyez surtout pas que je suis un politique. Rien à craindre de ce côté.

C’est seulement la faim, monsieur, la faim qui vous dévore, qui fait de vous une bête, un chien, une chenille, et qui vous traîne par la manche vers le chenil à la porte duquel on a posé l’écuelle de pâtée que vous avalez en remerciant le ciel, les arbres, la terre, les clébards, les serpents, les torrents et l’inventeur de l’humanité de vous avoir permis de vivre cet instant béni. Vous ne me croyez pas? Libre à vous. Qui vous a dit que j’étais un opposant? Ne croyez pas vos fiches. Elles sont fausses. Il n’y a plus d’opposition chez nous. À quoi voulez-vous qu’ils s’opposent : à rien? Vous avez raison. J’ai été condamné pour la création d’une ligue de chômeurs diplômés. C’est ce que vous appelez de l’opposition? C’est vous qui le dites. 

Tahar Djaout, Le Dernier Été de la raison


Le dernier été est le dernier livre, inachevé et posthume, de Tahar Djaout. Mais même dans cet état d'inachèvement, c'est le livre d'un véritable écrivain, et peu tendre avec la montée islamique. (Dans le livre, ils ont déjà pris le pouvoir – à un point qui semble dépasser la situation existant en 93, quoique…) Le héro est un homme vieillissant, libraire de son état et libre penseur, autour duquel le système se referme et dont les seuls « interlocuteurs » sont les livres, qu’il en vient à haïr eux aussi à l’occasion[1], sans la moindre lueur d’espoir à l’horizon. Outre les menaces qui pèsent sur les livres (sa passion mais aussi sa seule source de revenus), il y a aussi la rupture du héros avec ses enfants, tous deux gagnés, ainsi que leur mère[2], à la cause. « Le printemps reviendra-t-il? » se demande le narrateur à la fin du livre.

Le narrateur aura-t-il tenu assez longtemps pour que le printemps revienne – et d’ailleurs, le printemps est-il vraiment revenu en Algérie?-- nous ne le saurons évidemment pas mais pour Djaout, « le dernier été » sera celui de 92, puisqu’il est assassiné par le FIS le 26 mai 1993, avant d’avoir pu reprendre son livre, qu’il avait laissé de côté pour se tourner vers des travaux à teneur plus politique, fondant en 1993 le journal Ruptures. Dans ces conditions, ce n’est pas sans un frisson (ou une larme) et sans admiration pour le courage de celui qui savait ce qui l’attendait que l’on lira le titre du dernier chapitre : « La mort fait-elle du bruit en s’avançant? [3] »