lundi 27 juin 2011

Eulalie la liseuse

Eulalie dit souvent qu’elle est une « liseuse ». Liseuse? on ne peut pas dire ça, tu devrais dire « lectrice », Eulalie! Oui mais Eulalie tient à son « liseuse ». Peut-être que ça n’existe pas, dit-elle, mais lectrice, je n’aime pas. Ça a quelque chose de raide et d’officiel. On dirait une fonction, comme institutrice, éducatrice ou perceptrice. Bon, il y a bien « exploratrice » et peut-être que la liseuse a quelque chose d’explorateur en elle mais en plus flou, plus aléatoire, plus agréable surtout, bref elle est plus flâneuse. Évidemment, du côté des « euse », on a aussi « aphteuse » (la fièvre), eczémateuse et entremetteuse, ainsi que (chez nous, au Québec) niaiseuse… Mais être un peu niaiseuse, de temps en temps, ça peut faire partie du plaisir…

mardi 21 juin 2011

Il n’y a plus d’opposition chez nous… C’est seulement la faim, monsieur, la faim qui vous dévore…


D'Hamid Skif (écrivain, poète et journaliste algérien né à Oran le 21 mars 1951et mort à Hambourg le 18 mars 2011), un paragraphe écrit avant 2006 mais qui prend tout son relief à la lumière des événements récents. Le protagoniste est un ex-chômeur qui vit en situation « irrégulière » en France, caché dans une chambre de bonne pour échapper aux contrôles policiers. Il imagine ce qu’il dirait aux autorités s’il était arrêté : 

[C]’est la faim qui m’a amené dans votre pays et s’il se trouvait un autre pays pour m’éviter de mourir de faim, je m’y rendrais volontiers tout de suite, mais ne croyez surtout pas que je suis un politique. Rien à craindre de ce côté.

C’est seulement la faim, monsieur, la faim qui vous dévore, qui fait de vous une bête, un chien, une chenille, et qui vous traîne par la manche vers le chenil à la porte duquel on a posé l’écuelle de pâtée que vous avalez en remerciant le ciel, les arbres, la terre, les clébards, les serpents, les torrents et l’inventeur de l’humanité de vous avoir permis de vivre cet instant béni. Vous ne me croyez pas? Libre à vous. Qui vous a dit que j’étais un opposant? Ne croyez pas vos fiches. Elles sont fausses. Il n’y a plus d’opposition chez nous. À quoi voulez-vous qu’ils s’opposent : à rien? Vous avez raison. J’ai été condamné pour la création d’une ligue de chômeurs diplômés. C’est ce que vous appelez de l’opposition? C’est vous qui le dites. 

Tahar Djaout, Le Dernier Été de la raison


Le dernier été est le dernier livre, inachevé et posthume, de Tahar Djaout. Mais même dans cet état d'inachèvement, c'est le livre d'un véritable écrivain, et peu tendre avec la montée islamique. (Dans le livre, ils ont déjà pris le pouvoir – à un point qui semble dépasser la situation existant en 93, quoique…) Le héro est un homme vieillissant, libraire de son état et libre penseur, autour duquel le système se referme et dont les seuls « interlocuteurs » sont les livres, qu’il en vient à haïr eux aussi à l’occasion[1], sans la moindre lueur d’espoir à l’horizon. Outre les menaces qui pèsent sur les livres (sa passion mais aussi sa seule source de revenus), il y a aussi la rupture du héros avec ses enfants, tous deux gagnés, ainsi que leur mère[2], à la cause. « Le printemps reviendra-t-il? » se demande le narrateur à la fin du livre.

Le narrateur aura-t-il tenu assez longtemps pour que le printemps revienne – et d’ailleurs, le printemps est-il vraiment revenu en Algérie?-- nous ne le saurons évidemment pas mais pour Djaout, « le dernier été » sera celui de 92, puisqu’il est assassiné par le FIS le 26 mai 1993, avant d’avoir pu reprendre son livre, qu’il avait laissé de côté pour se tourner vers des travaux à teneur plus politique, fondant en 1993 le journal Ruptures. Dans ces conditions, ce n’est pas sans un frisson (ou une larme) et sans admiration pour le courage de celui qui savait ce qui l’attendait que l’on lira le titre du dernier chapitre : « La mort fait-elle du bruit en s’avançant? [3] »

lundi 20 juin 2011

À Cécile (un poème d'Eulalie)


L’autre jour, ma sœur m’a dit
Tu es la plus belle
des fleurs sur la photo.

Un jour, mon fils m’a dit
Tu es la plus jolie
des mamans du monde.

Mon amoureux,
silencieux,
avait pris la photo.

Et moi, que voulez-vous,
ces banalités-là,
ces lieux si communs, ces gestes
déjà vu (avec l'accent anglais, please)
me mettent en émoi.

mardi 7 juin 2011

Les crevettes d'Eulalie

Entre autres défauts (qualités?), Eulalie est paresseuse. Sa seule véritable ambition serait de vivre comme une plante, se laisser pousser, se laisser dormir, laisser ses yeux et ses oreilles s’ouvrir, ses jambes se délier, quand ils le désirent, laisser son cerveau penser à ce qu’il veut, sans trop y faire attention. (Quand la nécessité survient toutefois – quand on lui lance la balle –, Eulalie se réveille et fait ce qu’elle a à faire… Parfois aussi, c’est l’angoisse qui la pousse mais ça ne pousse pas très fort, l’angoisse. On le sait tous, la peur ça paralyse.)

Tout ça pour dire qu’Eulalie a bien de la peine à faire son ménage (heureusement qu’il y a Roomba!) ainsi qu’à préparer ses repas. Pourtant il faut manger (il lui arrive d’avoir faim…) et en plus, la coquine se paye le luxe d’être difficile. Foin de ces repas congelés qui sont parfois bons une fois (quoique le goût moyen ne soit pas le goût de tous) mais qui à la deuxième et surtout à la troisième fois deviennent si lassants… Elle préfère manger un quignon de pain (parfois aux noix, parfois au levain, ou les deux) avec un morceau de fromage ou une tranche de saucisson. Une feuille de salade, un V8 (sans « sodium », c'est-à-dire, pour le dire simplement, sans sel), un demi-fruit, un rouge-perrier (eh oui! Eulalie n’a pas peur de boire son rouge avec du perrier : ça endort moins et ça fait des bulles!) ou un rosé-perrier ou même un blanc-cassis-perrier, voilà ses menus les plus courants. Avec les restes – car Eulalie fait quand-même à manger de temps en temps, pour un mari, pour une fille, pour des amis. Et quand il y en a, elle conserve les restes dans de petits bacs, qu’elle met au congélateur. Ainsi peut-elle de temps en temps agrémenter l’ordinaire d’une petite part de gratin dauphinois, d’osso bucco ou d’omelette aux champignons, remplacer le saucisson par de fines tranches de roastbeef (le couper encore un peu gelé, c’est plus facile), voire ajouter une part de gâteau ou une cuillerée de sorbet.

mercredi 1 juin 2011

Le texte ligoteur


Dans Le Dernier Été de la raison de Tahar Djaout (http://fr.wikipedia.org/wiki/Tahar_Djaout) sur lequel je reviendrai, un texte saisissant sur la langue arabe :
« Boualem aime beaucoup les textes arabes à la ponc­tuation lâche, textes ignorant les guillemets et où toutes les voix dialoguent et se mélangent. Longues spirales discursives. Abstraction des lettres incurvées en une vraie géométrie de bas-relief. Langue elle-même abs­traite en dépit de la charge des mots et de leurs sono­rités à réveiller la mémoire embourbée. Il faut être constamment sur ses gardes pour, lecteur vigilant, réta­blir les lignes du sens, borner le territoire des phrases, dessouder les paragraphes lovés. La lecture est chaque fois une aventure, des avancées incertaines, des allées et venues tortueuses pour débusquer le visage des mots, leur redonner une fonction, les établir dans leur rôle de locomotive ou de wagon. Lecture hésitante, prudente, où l'on essaie de se garder des chemins dévoyeurs ou dispersants.