Le dernier été est le dernier
livre, inachevé et posthume, de Tahar Djaout. Mais même dans cet état
d'inachèvement, c'est le livre d'un véritable écrivain, et peu tendre avec la
montée islamique. (Dans le livre, ils ont déjà pris le pouvoir – à un point qui
semble dépasser la situation existant en 93, quoique…) Le héro est un homme
vieillissant, libraire de son état et libre penseur, autour duquel le système
se referme et dont les seuls « interlocuteurs » sont les livres,
qu’il en vient à haïr eux aussi à l’occasion[1],
sans la moindre lueur d’espoir à l’horizon. Outre les menaces qui pèsent sur les
livres (sa passion mais aussi sa seule source de revenus), il y a aussi la
rupture du héros avec ses enfants, tous deux gagnés, ainsi que leur mère[2],
à la cause. « Le printemps reviendra-t-il? » se demande le narrateur
à la fin du livre.
Le
narrateur aura-t-il tenu assez longtemps pour que le printemps revienne – et d’ailleurs,
le printemps est-il vraiment revenu en Algérie?-- nous ne le saurons évidemment
pas mais pour Djaout, « le dernier été » sera celui de 92, puisqu’il
est assassiné par le FIS le 26 mai 1993,
avant d’avoir pu reprendre son livre, qu’il avait laissé de côté pour se tourner
vers des travaux à teneur plus politique, fondant en 1993 le journal Ruptures. Dans ces
conditions, ce n’est pas sans un frisson (ou une larme) et sans admiration pour
le courage de celui qui savait ce qui l’attendait que l’on lira le titre du
dernier chapitre : « La mort fait-elle du bruit en s’avançant? [3] »
[1] Pour ce qui est du rapport du régime islamiste avec les livres, on
pourra aussi lire Lire Lolita à Téhéran
d’Azar Nafisi, un reportage qui a toutes les qualités d’un roman, écrit de l’intérieur de
l’Iran par une Iranienne. Malgré quelques faiblesses (notamment une thèse sur
le caractère démocratique du roman qui me paraît un peu « molle » et
une interprétation discutable de Lolita,
le roman de Nabokov), il s’agit d’un livre impressionnant par ses qualités
littéraires et sinon incontournable (je n’aime pas le terme), du moins utile
pour mieux comprendre à la fois l’imposition du régime et la rébellion –
latente ou déclarée – contre celui-ci.
Sur le même sujet, Djaout écrit encore : « Les générations
futures ne pourront pas s’imprégner de l’inquiétude et de l’impertinence des
livres car les livres auront été brûlés – pour faire place au seul, à
l’inamovible Livre de la certitude résignée. » (p. 86) Le livre en
question est évidemment le Coran, mais à l’arrière plan du Coran lui-même, il y
a la Bible, Le livre des trois grandes religions monothéistes. Sur cette
question de l’opposition du Livre et des lives, on pourra lire aussi une
étrange discussion – sur laquelle je reviendrai peut-être – entre Alain Finkielkrault,
juif laïque et Benny Levy, revenu au judaïsme après un étonnant parcours qui l’a
conduit à faire l’École normale, à diriger la Gauche prolétarienne (mouvement
maoïste des années 70) et à devenir le secrétaire de Sartre à la fin de sa vie.
[2] L’adhésion des femmes au mouvement islamiste n’est pas l’aspect le
moins terrifiant : « Les femmes sont très actives à l’intérieur de
ces associations [Ligue féminine pour l’attachement à la voie de Dieu, Ligue
pour la réforme sociale et culturelle, Ligue religieuse des arts plastiques,
Association nationale de littérature pieuse, etc. Question : ces
associations ont-elles vraiment existé ou est-ce une licence de l’auteur?] […]
Elles se sont dénommées elles-mêmes "les thérapeutes de
l’esprit". » (pp. 65-66)
[3] De leur côté, le narrateur (et peut-on supposer Djaout avec lui)
remarque que les jeunes islamistes accueillent la mort (donnée ou reçue) « avec
un détachement terrifiant ». « C’est, dit-il, une sorte de jeunesse
mutante, vide de tout désir humain, habitée et obnubilées par un brûlant rêve
de pureté et de rédemption. » (p. 87)
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