vendredi 25 octobre 2013

L'usage du monde selon Nicolas Bouvier

Il y a quelque temps, circulait sur Facebook, un jeu consistant à quelque chose près à ouvrir un livre à la page xx et à recopier la phrase qui commençait à la ne ligne. Je n’y ai pas joué faute de temps, d’énergie ou de désir – pick your choice – mais voici un livre que je crois que l’on peut ouvrir à n’importe quelle page… Prenons, par exemple, la 96e (de l’édition de poche).

Au Moda-Palas les domestiques étaient, pour une fois couchés. Nous fîmes le bagage en silence. Il y avait encore de la lumière chez la patronne. On passa la tête par la porte entrebâillée pour lui dire adieu et merci. Mme Wanda ne nous vit pas tout de suite. Elle était assise immobile dans un lit à colonnes à côté d’une veilleuse allumée, un livre ouvert devant elle – du Mérimée, je m’en souviens – dont elle ne tournait plus les pages. Jamais nous ne l’avions vue tout à fait éveillée et présente aux choses, comme si des voix d’ailleurs étaient constamment venues l’en distraire. Nous ne la connaissions presque pas. On l’appela doucement pour ne pas l’effrayer. Elle nous vit, vit nos habits de voyage et dit : Dieu vous bénisse, mes petits pigeons... la Madone vous protège, mes agneaux », puis elle se mit à parler polonais, longtemps, sans s’interrompre, avec des inflexions d’une tendresse si désolée qu’il nous fallut un moment pour nous rendre compte qu’elle ne nous regardait plus, qu’elle ne s’adressait plus à nous, mais à une de ces ombres très anciennes, et chères, et perdues, qui accompagnent les vieilles gens en exil et tournoient au fond de leur vie. On referma la porte.

J’ai dit « je crois » parce que c’est un livre qu’on ne peut (moi en tout cas) absorber qu’à petites bouchées – ou plutôt « gorgées » tant il est pétillant (rien que le titre est à lui seul un poème). Du coup, bien que je l’aie commencé depuis quelque temps déjà, je n’en suis qu’à la 100e, à une ou deux près, sur 418! Encore bien du plaisir en perspective…

Ref. : Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Dessins de Thierry Vernet, Payot, 1963 (lu dans l’édition de poche, Payot et Rivages, 2001)

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