mercredi 1 juin 2011

Le texte ligoteur


Dans Le Dernier Été de la raison de Tahar Djaout (http://fr.wikipedia.org/wiki/Tahar_Djaout) sur lequel je reviendrai, un texte saisissant sur la langue arabe :
« Boualem aime beaucoup les textes arabes à la ponc­tuation lâche, textes ignorant les guillemets et où toutes les voix dialoguent et se mélangent. Longues spirales discursives. Abstraction des lettres incurvées en une vraie géométrie de bas-relief. Langue elle-même abs­traite en dépit de la charge des mots et de leurs sono­rités à réveiller la mémoire embourbée. Il faut être constamment sur ses gardes pour, lecteur vigilant, réta­blir les lignes du sens, borner le territoire des phrases, dessouder les paragraphes lovés. La lecture est chaque fois une aventure, des avancées incertaines, des allées et venues tortueuses pour débusquer le visage des mots, leur redonner une fonction, les établir dans leur rôle de locomotive ou de wagon. Lecture hésitante, prudente, où l'on essaie de se garder des chemins dévoyeurs ou dispersants.

Parfois, les mots vous traînent pareils à des chiens impatients, et vous êtes obligé de suivre, essoufflé et trébuchant. La course peut s'avérer assez longue pour que vous commenciez à être dérouté par une multitude de chemins qui bifurquent, s'enlacent ou se délitent. Vous hésitez, commencez à vous troubler, mais, en fin de parcours, réussissez à enrêner les mots rétifs qui se sont emballés. Ces derniers cessent de se cabrer et piaffer, s'immobilisent, dociles, et tendent le cou à Boualem qui leur attribue des significations et des fonctions. Ils redeviennent compagnons, fanaux éclairant la planète et dévoilant ses merveilles. Lettres cursives ou griffues, bedonnantes ou filiformes. Lettres pensionnaires d'une ménagerie capricieuse.
Chaque fois que Boualem prend un de ces livres aux lettres crochues ou accolées, il se revoit à l'école cora­nique. Les mots - si doux qu' on voudrait les caresser - s'enroulent, serpents inoffensifs, et s'enchevêtrent sur la planche enduite de kaolin. Le smakh (encre à base de laine brûlée) pleure sur la surface blanche, au gré de la plume de roseau qui se déplace en crissant. La planche enfin recouverte (il a fallu se pencher, tirer la langue et domestiquer les doigts réfractaires) devient un tapis de volutes, de traits, de courbes dont la couleur s'étend du noir au marron suivant l'épaisseur de l'encre. Il faut apprendre par coeur la sourate puis laver la planche (coulées grisâtres où l'alphabet, l'eau et le kaolin se marient) pour que d'autres sourates s'y inscrivent. Labours et semailles renouvelés.

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