Dans Le Dernier Été de la raison de Tahar Djaout (http://fr.wikipedia.org/wiki/Tahar_Djaout) sur lequel je reviendrai, un texte saisissant sur la langue arabe :
« Boualem aime beaucoup les textes arabes à la ponctuation
lâche, textes ignorant les guillemets et où toutes les voix dialoguent et se
mélangent. Longues spirales discursives. Abstraction des lettres incurvées en
une vraie géométrie de bas-relief. Langue elle-même abstraite en dépit de la
charge des mots et de leurs sonorités à réveiller la mémoire embourbée. Il
faut être constamment sur ses gardes pour, lecteur vigilant, rétablir les
lignes du sens, borner le territoire des phrases, dessouder les paragraphes
lovés. La lecture est chaque fois une aventure, des avancées incertaines, des
allées et venues tortueuses pour débusquer le visage des mots, leur redonner
une fonction, les établir dans leur rôle de locomotive ou de wagon. Lecture hésitante,
prudente, où l'on essaie de se garder des chemins dévoyeurs ou dispersants.
Parfois, les mots vous traînent pareils à des chiens
impatients, et vous êtes obligé de suivre, essoufflé et trébuchant. La course
peut s'avérer assez longue pour que vous commenciez à être dérouté par une
multitude de chemins qui bifurquent, s'enlacent ou se délitent. Vous hésitez,
commencez à vous troubler, mais, en fin de parcours, réussissez à enrêner les mots rétifs qui se
sont emballés. Ces derniers cessent de se cabrer et piaffer, s'immobilisent,
dociles, et tendent le cou à Boualem qui leur attribue des significations et
des fonctions. Ils redeviennent compagnons, fanaux éclairant la planète et
dévoilant ses merveilles. Lettres cursives ou griffues, bedonnantes ou
filiformes. Lettres pensionnaires d'une ménagerie capricieuse.
Chaque fois que Boualem prend un de ces livres aux lettres
crochues ou accolées, il se revoit à l'école coranique. Les mots - si doux qu'
on voudrait les caresser - s'enroulent, serpents inoffensifs, et s'enchevêtrent
sur la planche enduite de kaolin. Le smakh (encre à base de laine brûlée)
pleure sur la surface blanche, au gré de la plume de roseau qui se déplace en
crissant. La planche enfin recouverte (il a fallu se pencher, tirer la langue
et domestiquer les doigts réfractaires) devient un tapis de volutes, de traits,
de courbes dont la couleur s'étend du noir au marron suivant l'épaisseur de
l'encre. Il faut apprendre par coeur la sourate puis laver la planche (coulées
grisâtres où l'alphabet, l'eau et le kaolin se marient) pour que d'autres
sourates s'y inscrivent. Labours et semailles renouvelés.
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